A Marseille, les soirs de ramadan, à la buche braisée, « c’est comme à la maison » (Le Monde 20 mai 2019)

A Marseille, les soirs de ramadan, à la buche braisée, « c’est comme à la maison » (Le Monde 20 mai 2019)

23-05-2019

A la rupture du jeûne, la gargote du quartier populaire de Noailles offre un repas aux migrants musulmans, mais pas seulement. Mustapha Kessous le raconte dans un article du Monde du 20 mai 2019.

Enfin. Il peut s’en griller une. La première cigarette de la soirée semble avoir pour lui un goût inégalable. « Surtout quand on ne peut pas fumer de toute la journée », lance Karim en se marrant. Veste en daim, béret couleur camel, barbe taillée et soignée, yeux verts hypnotiques, ce jeune homme de 23 ans passe son premier ramadan à Marseille. Depuis plusieurs soirs maintenant, il a pris l’habitude de prendre son ftour – le repas de la rupture du jeûne – à La Bûche braisée, modeste gargote de Noailles, quartier populaire du 1er arrondissement, située non loin du Vieux-Port, à l’angle de la rue d’Aubagne, et Longue des Capucins. « Le premier soir du ramadan, j’ai mangé trois bananes, je ne connaissais pas cet endroit », souffle-t-il.

Karim est sans papiers depuis qu’il est arrivé en France il y a huit mois. C’est un harrag, un de ces gamins qui a pris le large d’Oran pour rejoindre sur un radeau Almeria, en Espagne. « Puis, j’ai enchaîné les bus pour arriver à Marseille », raconte-t-il. Pour gagner quelques euros, il vend des Marlboro contrefaites dans les rues défoncées et vétustes du centre-ville. Seul et loin de sa famille restée en Algérie, Karim apprécie « l’ambiance » qui se dégage de ce petit restaurant et lui rappelle le bled. « C’est comme ma maison ici, j’ai l’impression de manger chez ma mère », insiste-t-il. Ça tombe bien, Fabienne, 68 ans, la cuisinière, est très maternelle avec ses clients. « Clients » ? C’est un bien grand mot car, depuis le début du ramadan, le 6 mai, elle offre les repas aux plus démunis tout au long de ce mois sacré chez les musulmans. Chaque soir, à l’heure du ftour, vers 21 heures, elle et des bénévoles servent entre quarante et cinquante repas. « Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde, s’étonne encore Fabienne. Je n’ai pas fait de publicité, les gens viennent par le bouche-à-oreille uniquement. »

« Leur faire plaisir »

Roms, enfants, migrants d’Afrique subsaharienne, SDF, précaires, jeunes et personnes âgées, musulmans ou non, « tout le monde est accepté », martèle-t-elle. Sur la table, comme le veut la tradition, on trouve des dattes, du lait fermenté, du pain offert par la boulangerie voisine et des plats gourmands. Car Fabienne cherche à « leur faire plaisir » : chorba, poulet aux olives, harira, blanquette de veau, tajine d’agneau aux pruneaux, tchoutchouka, légumes farcis… « Chaque jour, le menu change, on est loin du steak-frites », sourit Didier Castino, professeur de lettres dans un lycée qui plusieurs fois par semaine vient donner un coup de main en se transformant en serveur et plongeur. « A la fin des repas, les gens essaient de nous aider, de débarrasser. Mais non, ici, ils n’ont pas à faire quelque chose. On exige de les servir à table pour leur montrer qu’ils sont importants, souligne Didier. Il y a des rencontres, des liens se créent, ça doit être l’esprit du ramadan. » L’enseignant a demandé à sa nièce Mathilde, 26 ans, professeure des écoles, de l’accompagner. « On a beaucoup de musulmans dans la famille, on se sent tous concernés par le ramadan. C’est important d’être solidaires dans ce genre de moment, essentiel pour les pratiquants, et pour les non-musulmans au final », assure-t-elle.

Fabienne n’est pas la propriétaire de La Bûche braisée : le patron du restaurant le lui a prêté le temps du ramadan. Retraitée du monde pharmaceutique, citoyenne engagée, elle a été très marquée par l’effondrement des deux immeubles de la rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018, où huit riverains sont morts enfouis sous les décombres. Six mois après ce drame, la municipalité a procédé à l’évacuation de 311 immeubles dangereux et de plus de 2 500 de leurs occupants. Même si elle assure avoir trouvé un toit aux trois quarts des délogés, 600 personnes restent hébergées à l’hôtel. « Et des familles ne peuvent pas se payer à manger. Et combien sont à la rue ?, regrette Fabienne. Il y a quelques semaines, je parlais de cette situation au patron de ma boucherie et qu’il fallait faire quelque chose pour elles. Il m’a dit : “Vous savez, le restaurant en face est à moi. Je vous le laisse pour un mois. Je vous fournis la viande, les légumes, les fruits, vous faites comme à la maison. Mais, c’est à vous de trouver la main-d’œuvre. »

Fabienne n’en revient pas : « Moi, je n’ai qu’à m’occuper de la logistique et cuisiner. » « Elle m’a convaincu, explique le responsable des lieux, Mustapha Al-Keurti, un jeune quadra. On travaille, on gagne bien notre vie. Il faut partager. Mon père est arrivé d’Algérie en 1970, je l’ai toujours vu aider. Je suis un peu superstitieux : je crois à la baraka. Je me dis que si tu fais du bien, tu recevras le triple en retour. » Fabienne est aussi originaire d’Algérie, son père a même été un « ponte » du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’indépendance. « Je l’ai toujours vu soutenir les autres, se souvient-elle. Alors, pendant le ramadan, faire ce genre d’action est naturel pour moi. » Mustapha Al-Keurti souhaite réitérer cette initiative chaque ramadan.

« L’humanité n’a pas de religion »

D’ailleurs, depuis le début du jeûne, d’autres restaurants marseillais proposent des repas gratuits ou à un faible prix (5 euros). Des maraudes sont aussi organisées près de la gare Saint-Charles et d’autres quartiers de la ville pour venir en aide à ceux qui en ont besoin.

C’est autour de ces tables en ferraille de La Bûche braisée qu’« on touche du doigt la détresse humaine », décrit avec justesse Marie-Françoise, une autre bénévole. Ce soir-là, « Fifi », la trentaine, visage marqué mais souriante, est revenue. Elle vit de squat en centre d’hébergement. Elle se rend dans ce restaurant « car je n’ai pas le choix, j’ai faim », dit-elle en écrasant sa cigarette roulée. Il y a Mehmet, 31 ans, un autre sans-papiers algérien depuis 2013. « Ici on mange comme une famille, on est à l’aise. Ceux qui nous aident ne sont pas tous musulmans, l’humanité n’a pas de religion », résume-t-il.

On peut citer Ahmed, 64 ans, qui arrive toujours un peu tard car il marche lentement avec sa canne. Retraité précaire qui a fait de tas de métiers, il doit se contenter de vivre – après avoir payé ses factures – avec moins de 400 euros chaque mois. Alors, être ici, « ça fait du bien pour le moral », soupire-t-il. Et puis, il y a quelques vieilles dames, seules, qui ne prononcent pas un mot, mangeant dans un triste silence, infiniment gênées de se retrouver dans cette situation.

Il est presque minuit. Fabienne, Didier et sa nièce Mathilde finissent de ranger la gargote. En face du restaurant, un homme, pieds nus, tenant sa couverture d’une main, ramasse de l’autre des fruits tombés des poubelles. Fabienne l’aperçoit : « Attendez, il reste de la chorba. »

Mustapha Kessous (Marseille, envoyé spécial)