Mineurs isolés: le conseil départemental des Bouches-du-Rhône sourd à la justice (Le Monde 04-06-18)

Mineurs isolés: le conseil départemental des Bouches-du-Rhône sourd à la justice (Le Monde 04-06-18)

07-06-2018

Quatre décisions imposent à la collectivité de prendre en charge un Guinéen de 17 ans. En vain. Un cas qui en cache quelques dizaines d’autres à Marseille.

LE MONDE | 04.06.2018 | Par Gilles Rof (Marseille, correspondant)

Karamba Noba ne « comprend pas [s] a situation ». Et pour ceux qui tentent d’aider ce jeune Guinéen de 17 ans arrivé seul à Marseille il y a quatorze mois, il est bien difficile de la lui expliquer. « Comment dire à un adolescent qui a traversé une partie de l’Afrique et la Méditerranée qu’en France une collectivité peut refuser d’obtempérer aux injonctions de la justice et ne pas lui accorder ce à quoi il a droit ? », s’interroge Me Laurie Quinson, son avocate.

En septembre 2017, le tribunal pour enfants de Marseille a ordonné la prise en charge de Karamba Noba par le conseil départemental des Bouches-du-Rhône au titre de l’aide aux mineurs non accompagnés. Depuis, trois décisions de justice sont venues condamner la collectivité et lui intimer à nouveau d’assumer son rôle. Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, est intervenu dans le dossier. De même que le député de la circonscription, leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, dans un courrier daté du 5 mars. En vain.

Le 13 avril, le tribunal administratif de Marseille a astreint le département à payer 11 800 euros (soit 200 euros par jour de non-prise en charge depuis sa précédente condamnation, le 5 février) à Karamba Noba. Sept semaines plus tard, le montant n’a pas été réglé, l’astreinte quotidienne court toujours et si le jeune migrant ne dort pas dans la rue, c’est grâce à une famille marseillaise, bouleversée par sa situation, qui l’a accueilli.

Problème de « capacité financière »

« Le cas de Karamba est exceptionnel par le nombre de décisions de justice le concernant. Mais il n’est pas isolé et témoigne d’une mécanique plus globale dans le département »,assure Me Quinson. La condamnation, le 12 avril, du même conseil départemental à verser une astreinte de plus de 8 000 euros à Mohamed Diallo, autre Guinéen de 17 ans, n’a pas non plus été suivie d’effet.

A Marseille, le sujet de l’accueil des mineurs non accompagnés est épineux. En novembre 2017, une cinquantaine de ces enfants et adolescents, sans hébergement, avaient investi l’église Saint-Ferréol (1er arrondissement), soutenus par plusieurs associations dont la Cimade, le collectif El Manba et le Réseau éducation sans frontières (RESF). Un site d’urgence de soixante-cinq places a alors été ouvert par le conseil départemental. « Ce foyer, qui devait être provisoire, accueille toujours une cinquantaine de jeunes. Une dizaine a été placée dans des structures pérennes. A Marseille, la situation s’était améliorée en mars, mais depuis deux mois, elle se dégrade à nouveau rapidement », détaille Anne Gautier, responsable RESF, qui estime à « quelques dizaines » les mineurs encore à la rue.

Comme de nombreux départements, le conseil départemental des Bouches-du-Rhône a fait savoir, par la voix de sa présidente, Martine Vassal (LR), qu’il n’avait plus la « capacité financière » d’assurer l’augmentation des mineurs non accompagnés sur son territoire. Dans le département, ce chiffre a bondi d’une soixantaine en 2015 à 577 en 2017. Interrogée sur le cas Noba, la collectivité refuse d’évoquer le dossier, mais se dit « en attente d’une position globale du gouvernement sur l’accueil des mineurs isolés ». Elle rappelle que 130 jeunes ont bénéficié d’une aide depuis le 1er janvier 2018, pour des périodes plus ou moins étendues, et assure « faire de son mieux » avec un budget annuel de 26 millions d’euros.

Stratégie du pourrissement

« Manquer de moyens n’a jamais autorisé quelqu’un à ne pas respecter la loi », s’agace Anne Gautier. Pour elle, comme pour les autres acteurs de terrain, la stratégie du conseil départemental est plutôt celle du pourrissement. « En off, on nous dit : si on met rapidement ces jeunes à l’abri, cela se saura et on en aura encore plus. Ils ont peur du fameux appel d’air », regrette la représentante de RESF. « Le conseil départemental économise plus d’argent en payant des astreintes à 200 euros par jour qu’en exécutant les décisions de justice, calcule de son côté Me Frédérique Chartier, en charge du dossier de Mohamed Diallo. En 2014, le service d’aide sociale à l’enfance estimait à 224,75 euros le coût d’une journée d’accueil. »

Autre élément de cette stratégie pour les associations : la contestation régulière de la minorité des migrants qui prolonge d’autant la procédure. Dans le cas de Karamba Noba, le conseil départemental s’est appuyé sur une expertise osseuse concluant à la possible majorité de l’intéressé pour demander la mainlevée de l’ordonnance de placement. Requête sèchement rejetée le 17 avril par le tribunal pour enfants de Marseille, qui a estimé l’acte d’état civil présenté par le jeune Guinéen authentique et l’expertise médicale « peu fiable ».

Samedi 2 juin, plusieurs dizaines de Marseillais ont participé aux « rencontres hébergement solidaire » organisées par le collectif El Manba dans un parc du centre-ville. La marque d’une véritable solidarité citoyenne envers les migrants. « Ces accueillants, bénévoles, réalisent souvent une prise en charge totale en matière de santé, vêtements, nourriture, scolarisation… L’effet pervers, c’est que le conseil départemental le constate et que traiter le cas de ces mineurs devient moins urgent pour lui », note Anne Gautier.

Exemples parmi de nombreux autres, Claire, Franck et leurs enfants Théo et Charlotte ont ouvert leur maison dans le 1er arrondissement de Marseille à Karamba, et ont aidé à son intégration dans un CAP peinture, un club de football et, plus récemment, dans un stage auprès des Compagnons bâtisseurs. « Karamba est gentil, serviable, et je pense qu’il est bien chez nous. Mais il s’étiole, reste en suspens. Le foyer serait le démarrage d’une vie à lui », imagine Claire. « Voir qu’une institution, mandatée par une décision de justice, lui dénie un droit garanti par la loi, cela me fragilise aussi, concède Franck, conseiller principal d’éducation dans deux lycées du centre-ville. J’en arrive à douter de notre propre droit. »

Source : https://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2018/06/04/mineurs-isoles-le-conseil-departemental-des-bouches-du-rhone-sourd-a-la-justice_5309191_1654200.html